mercredi 23 mai 2018

Manar Sabbagh a une dent contre les Phéniciens (Art.529)


Le tweet de Manar Sabbagh, journaliste d'al-Manar, la chaine de télévision du Hezbollah, publié samedi soir quelques heures seulement après la victoire du film de Nadine Labaki à Cannes, a provoqué un tollé sur les réseaux sociaux. Je l'ai classé pendant un laps de temps comme une tempête dans un verre d'eau. Puis un moment, le parti chiite sort un communiqué sur le sujet : les gazouillis des frères et soeurs, membres du Hezbollah, Hezbophiles et Hezbollahi-compatibles, ne reflètent pas l'opinion du mouvement, il est inutile d'y associer les « martyrs » et il ne faut plus polémiquer sur la question. L'affaire est close. Là, je me suis dit, si le Hezb veut fermer le dossier, c'est qu'il y a bien une raison non avouée, je dois y plonger, moi qui porte dans mon patronyme le nom de Baal, ce dieu phénicien de la vie, du soleil et de la fertilité. Je n'ai pas été déçu.

A gauche, Manar Sabbagh, journaliste d'al-Manar, la chaine TV du Hezbollah, qui a tenu à adresser son tweet controversé aux « fils de la Phénicie ». A droite, un masque souriant en terre cuite d'un Phénicien de Carthage, datant du Ve/IVe siècle avant JC. Il est d’inspiration assyrienne et devait être peint en rouge. « Le visage évoque une expression d’hilarité sardonique », selon l’historien tunisien, Mohamed Yacoub. Musée du Bardo à Tunis

La première chose qui étonne dans cette affaire, c'est le nombrilisme de la sphère hezbollahienne, à ramener tout ce qui se passe sous le soleil, au Hezbollah. Manar Sabbagh aurait pu tweeter sur les fossiles du Crétacé supérieur qu'on trouve au Mont-Liban du côté de Byblos, 100 millions d'années d'âge, ou sur le mandat interminable de l'octogénaire Nabih Berri, président du Parlement libanais, since 1992, donnant à d'autres générations la chance de naitre au cours de son règne. Elle aurait pu aussi retweeter un tweet d'Ali Khamenei, el-wali el-fakih, comme elle le fait tous les jours d'ailleurs. Les dernières fois c'était pour nous informer que « l'entité sioniste ne peut pas tenir seule sur ses pieds » et que « dans 25 ans, il n'y aura plus quelque chose qui s'appellera entité sioniste dans la région ». Et moi, totalement déconnecté de la réalité, qui lance la campagne « Palestinian Lives Matter ». Elle aurait pu même retweeter ses vieux tweets du début de l'année où elle nous annonçait que « notre promenade commencera en Galilée et ne s'arrêtera pas à Jérusalem, nous avons des partisans au Yémen et un rendez-vous de prière à La Mecque, elle fera tomber les Saoud ». Quelle réjouissante excursion ma belle, vivement le départ !

Non, la journaliste libanaise a préféré s'atteler à autre chose, bien plus important et plus urgent, ceux qui permettent aux Libanais de relever la tête et les remplissent de fierté. Pourquoi pas. Mais si Nadine Labaki décroche un grand prix de cinéma, un exploit sur le plan culturel, qui donne du baume aux cœurs de certains Libanais, quel est ce besoin impérieux de la ramener sur les exploits miliciens du Hezbollah? Et encore, il n'y a pas que Manar Sabbagh qui l'a fait, Nawaf Moussaoui, député du Hezb, lui aussi a tenu à faire savoir que lorsqu'on passe aux choses sérieuses, « seules les armes te protègent ». Une version bas de gamme du célèbre vers d'Al Mutannabi. Bass ya 3ammé, chou khass tozz bé mar7aba?

Une seule explication à triple dimension, en rapport avec l'idéologie de la sphère du Hezbollah : le besoin de dominer, d'écraser la diversité et d'imposer une pensée unique. Passez-moi la métaphore, mais c'est un peu comme les herbes sauvages de nos jardins ou la taxifolia de la Méditerranée, cette algue tropicale, surnommée « l'algue tueuse », rejetée en mer accidentellement par l'aquarium de Monaco, qui a inquiété les scientifiques un moment en raison de son caractère envahissant.

Comme le diable se cache dans les détails, c'est d'ailleurs Nawaf Moussaoui qui nous permet de mieux saisir la portée du tweet de Manar Sabbagh. Novice sur Twitter, il ne gazouille que depuis le 15 mai 2018 seulement, mardi en huit!, il a fait savoir avant-hier, au surlendemain du départ de feu. « Ce n'est pas un problème marginal, la question est de savoir qui établi les normes. Le temps où l'on nous imposait des normes est révolu, c'est nous qui établissons les normes. » Un tweet qui a le mérite d'être clair, sauf pour les Hezbollahi-compatibles et les idiots utiles du Hezbollah.


La deuxième chose qui étonne de Manar Sabbagh, c'est la case « destinataire ». La journaliste hezbollahienne s'adresse à la « bande d'intellectuels » et aux « fils de la Phénicie » précisément. Les « intellos », ok, pas de souci. Mais la référence aux « Phéniciens » sous-entend quelque chose de très précis, péjoratif, qui est passé sous silence malgré le tollé.

En tenant à mentionner une référence explicite aux « Phéniciens », la journaliste chiite du Hezbollah a voulu s'assurer de la réception de sa leçon méprisante par ses compatriotes chrétiens, notamment maronites, ceux qui sont les plus fiers de leurs lointains ancêtres. Ah si! Une partie des Libanais l'ignorent, ou l'ont déjà oublié, ce point était un des nombreux sujets de discorde entre les Chrétiens et les Musulmans : les premiers s'accrochant à l'idée que leurs origines remontent directement aux Phéniciens sans passer par la case « Arabes » et les seconds s'obstinant à considérer que tout commence après l'avénement de l'islam.

Mais c'est de l'histoire anciennne, c'était durant la guerre. Aujourd'hui, personne n'en parle sauf Manar Sabbagh. Sa référence aux Phéniciens, montre un esprit misanthrope, raciste et communautaire. La journaliste d'al-Manar devrait savoir qu'elle est peut-être elle-même « fille de la Phénicie » d'après l'étude génétique conduite récemment par le généticien libanais Pierre Zalloua, qui a démontré qu'un tiers des Libanais sont bel et bien d'origine phénicienne, habitant le pays de Canaan où coulaient jadis le lait et le miel, depuis des milliers d'années, et que l'on retrouve ces traces génétiques phéniciennes dans toutes les communautés libanaises, aussi bien chrétiennes que musulmanes.

Ce focus sur les « Phéniciens » reflète l'immaturité de certains Libanais, toujours pas prêts, pour des raisons idéologiques, à accepter ce pan de notre histoire commune et cette période glorieuse de notre passé concernant une civilisation prestigieuse qui a donné à l'humanité l'alphabet. Dans ces conditions, comment imagine-t-on écrire l'histoire des guerres récentes du Liban et l'enseigner un jour à ceux qui ne l'ont pas connu? Nous ne sommes pas sortis de l'auberge. Il est temps de comprendre la profondeur de la réflexion de Shrek, pas le philosophe mais l'ogre de DreamWorks, et surtout ne me demandez pas dans quelle version il le dit : notre identité, individuelle ou collective, est façonnée à la manière d'un oignon, en couches superposées. On peut être Phénicien, Romain, Grec, Arabe, Ottoman, Libanais ou Européen et très bien le vivre.


Ce qui frappe enfin dans le tweet de Manal Sabbagh, c'est la référence au montage photo de ces « martyrs » du Hezbollah, tombés lors du « premier jour de la bataille de Qousseir » en Syrie au cours du printemps 2013 , il y a exactement cinq ans. Il y en a eu, « avant et après » et par conséquent, « le Liban peut se contenter de cette gloire pour des siècles ». L'ironie dans cette histoire c'est que la journaliste hezbollahienne a motivé son tweet déplacé par les réactions « exagérées » qui ont accompagné la récompense de Nadine Labaki à Cannes. Peut-être bien, mais elle aurait dû se relire, ça lui aurait évité cette envolée funeste ridicule !

Sur le fond, c'est son avis et elle a parfaitement le droit de l'exprimer. Il n'empêche que nombreux Libanais ne peuvent pas le partager pour trois raisons.

• Primo, parce que la décision d'impliquer les jeunes libanais de confession chiite dans le bain de sang syrien, aux côtés de la tyrannie alaouite de Bachar el-Assad, contre la majorité sunnite de la population, est une faute politique et morale qui fera honte au Hezbollah pour des siècles, elle peut en être sûre. Cette décision est en partie responsable du malheur de l'enfant-acteur et héros-réfugié-syrien, du film de Nadine Labaki, Capharnaüm, et c'est sans doute cela qui a dû froisser le duo Sabbagh-Moussaoui.

• Secundo, parce que pour la première fois, une proche du parti-milicien, reconnaît qu'en une seule journée, le Hezbollah a perdu une cinquantaine de combattants dans une guerre civile étrangère qui ne concerne pas les Libanais. Après avoir renié son implication dans la guerre civile syrienne, 2011-2012, et après l'avoir minimisé pendant un temps, en 2012-2013, le Hezb a fini par l'avouer clairement en 2013-2014. Aujourd'hui, on se rend compte de l'ampleur de cette tragédie politique et humaine. On estime les pertes du Hezbollah en Syrie, 2011-2018, à au moins 2 000 morts, plusieurs milliers de blessés et autant de familles chiites meurtries. Les chiffres qui ont circulé ces dernières années étaient toujours qualifiés de fantaisistes par les dirigeants du parti-milicien. Désormais, la principale journaliste de la chaine du Hezbollah, al-Manar, les confirme, indirectement et sans le vouloir.

Et si le Hezbollah a cherché rapidement à éteindre le feu allumé par Sabbagh-Moussaoui le weekend dernier, ce n'est absolument pas pour apaiser les esprits, mais plutôt pour faire oublier aux Libanais en général, et à la communauté chiite en particulier, d'une part, le sacrifice de nos compatriotes chiites sur l'autel de wilayat el-fakih, et d'autre part, la part de responsabilité du parti-milicien dans la capharnaümisation du Moyen-Orient, le Liban et la Syrie tout particulièrement.

Ces milliers de jeunes libanais de confession chiite, endoctrinés par le Hezbollah, ont été sacrifiés sur ordre du Guide suprême de la République islamique chiite d'Iran, Ali Khamenei justement. Et s'il faut s'en prendre à quelqu'un en particulier c'est à lui et à personne d'autre, à part Hassan Nasrallah lui-même. Naïm Qassem l'a précisé à maintes reprises, dans ses livres et ses interviews, la décision de faire la guerre est très grave, elle dépend de ce fait exclusivement de wali el-fakih. Ces milliers de jeunes sont donc morts prématurément en « accomplissant leur devoir jihadiste » comme on a dit aux familles, et dans l'intérêt du Hezbollah et de l'Iran. Tout autre discours ou explication relève de la propagande, qui devrait bien faire réfléchir les Hezbollahi-compatibles et les idiots utiles du Hezbollah.

Pour protéger le Liban, il fallait accepter le déploiement de l'armée libanaise le long de la frontière syro-libanaise, au lendemain même du retrait des troupes d'occupation syriennes du Liban, le 26 avril 2005, et la fermeture de cette dernière dans les deux sens, aux armes et aux hommes.

• Tertio, parce qu'il n'y a pas que le Hezbollah qui a des « martyrs » dans ce pays. Les martyrs des différentes milices des Forces libanaises se comptent par milliers, ils sont morts en partie en combattant les troupes d'occupation syriennes et les milices palestiniennes au Liban qui avaient créé un Etat dans l'Etat. Les martyrs de l'armée libanaise se comptent par centaines, ils sont morts en partie en combattant les organisations terroristes, Fateh el-islam, Nosra et Daech, qui voulaient faire du Liban un émirat de l'Etat islamique. Les martyrs du 14-Mars se comptent par dizaines, ils sont morts en partie en se battant contre l'hégémonie du Hezbollah et du régime d'Assad au Liban.

Le doyen de ces derniers martyrs est Rafic Hariri, un ancien Premier ministre du Liban tué dans un attentat terroriste le 14 février 2005. Cinq personnes sont actuellement poursuivies par le Tribunal spécial pour le Liban pour ce meurtre. Ils sont membres du Hezbollah. Il n'y a pas si longtemps, Hassan Nasrallah lui aussi, les a élevés eux aussi, au rang de « saints ».

Alors, chers Manar et Nawaf, tant que vous êtes figés dans un état d'esprit qui ne tolère pas la diversité et ne reconnait pas les martyrs des autres communautés, une partie des Libanais ne partageront avec vous que trois choses: la pièce d'identité, les ordures ménagères et le hommos national. Laissons alors l'Histoire écrire jusqu'à nouvel ordre, que les enfants de la Patrie sont restés ad vitam aeternam des « fils et des filles de la Phénicie », une contrée divisée en cités-Etats depuis la nuit des temps, avec une différence de taille, la Phénicie était prospère, le pays du Cèdre ne l'est plus depuis belle lurette.