lundi 30 juin 2014

Libéralisation des locations anciennes : le 14 Mars devrait savoir que toute « catastrophe sociale » se transformera en une « catastrophe électorale » (Art.236)


Pendant que les peuples du monde s’enthousiasment pour les jeux du ballon, que le Moyen-Orient est en état d’ébullition, que sunnites et chiites entament leur guerre de cent ans, que Daech foncent sur Bagdad, que la Syrie s’enfonce dans la désolation, que les réfugiés syriens et palestiniens composent la moitié de la population libanaise, que l’insécurité règne au pays où coulaient jadis le lait et le miel, que la vacance du pouvoir s’installe durablement au pays du Cèdre, rien ne semble distraire les promoteurs au Liban. Pas même les cafouillages autour de la loi de libéralisation des locations anciennes. Ils peaufinent leurs plans d’attaque de la capitale libanaise, qui prévoit dans un premier temps, l’expulsion de la classe moyenne et des natifs de Beyrouth de leur ville, condition sine qua non pour la mise en œuvre de leurs projets immobiliers, aider dans cette tâche méprisable, par une partie de ceux qui sont censés protéger le peuple libanais des investisseurs sans vergogne et sans scrupules, le Parlement et le gouvernement libanais.

Pour celles et ceux qui ont raté la saga printanière des locations anciennes, voici un récapitulatif et les dernières nouvelles du front.

- 1er avril 2014. À la surprise générale, les députés libanais votent à la hâte et à la dérobée, sans aucune discussion, en un bloc, le texte de loi concoctée par la commission de Robert Ghanem (14 Mars/Futur) pour libéraliser les locations anciennes au Liban de la manière la plus sauvage. Cette loi prévoit la fin arbitraire du régime des « loyers anciens », de nouveaux contrats de location de 9 ans, avec une hausse progressive des loyers de 1700 % en pratique, soit près de 1 000 $/mois à la fin de la 5e année pour un appartement de 100 m² à Achrafieh par exemple, et l’expulsion des locataires à la fin de la 9e année, sans aucune indemnité ou garantie de maintien dans les lieux même pour ceux qui seraient capables de payer cette hausse astronomique de loyer. Seuls deux députés du Hezbollah, sur les 128 représentants du peuple libanais, votent contre cette loi stupide.

- Avril 2014. Ce grave problème social n’intéresse personne du pouvoir. Ni les leaders libanais (toutes tendances politiques confondues), ni les candidats à la présidence de la République (ni Michel Aoun, ni Samir Geagea, ni aucun des candidats en coulisse), ni même les médias du pays (au-delà du minimum syndical pour informer les gens), ni les autorités religieuses chrétiennes (toutes communautés confondues). Seules les autorités religieuses musulmanes (aussi bien sunnites que chiites), manifestent une nette opposition à cette loi inique et demandent au président de la République de « s'abstenir de signer la nouvelle loi sur les anciens loyers car son application mettrait un million de personnes à la rue ».

- 7 mai 2014. Le président Michel Sleiman refuse de signer la nouvelle loi. Il décide de ne pas associer son nom, et surtout sa fonction, à la nouvelle législation parce qu’il a l’intime conviction que la loi de libéralisation des loyers anciens en l’état, « n’assure pas la justice sociale au Liban ». Le désaveu de Michel Sleiman du travail bâclé des parlementaires libanais constitue une première dans les annales de la République libanaise.

- 8 mai 2014. Publication de la nouvelle loi de libéralisation des loyers au Journal officiel quelques heures après le refus du Président de la République, Michel Sleiman, de la signer, comme si de rien n’était, sans respecter les délais imposés par la Constitution.

- Mai 2014. On note une mobilisation générale contre la loi, qui réunit des locataires anciens, des organisations de défense des locataires anciens, des militants des droits de l’homme et des avocats spécialisés. Dans ce cadre, Bakhos Baalbaki adresse un rapport au président de la République libanaise, Michel Sleiman, lui demandant la saisine du Conseil constitutionnel sur la loi de libéralisation des loyers anciens au Liban. En voici un résumé. « La nouvelle législation conduira à l’entérinement de la violation des droits séculaires des locataires libanais, pour l’achat de leurs appartements avec une décote et à l’indemnisation en cas d’expulsion, à la ségrégation sociale et spatiale des Libanais, ce qui est contraire au principe de la Constitution libanaise, à la gentrification de la capitale par l’expulsion de la classe moyenne et des natifs de Beyrouth et leur remplacement par une classe aisée, à l'exode économique transcommunautaire amplifié par la présence de 1,5 million de réfugiés syriens et à la destruction totale du parc immobilier ancien. Vous trouverez également dans ce rapport une comparaison intéressante entre la nouvelle loi libanaise de libéralisation des loyers de 2014 et la loi protectrice française dite loi de 1948, celle qui a inspiré pendant longtemps la politique du logement au Liban, et qui est toujours en vigueur en France. Monsieur le Président, vous représentez aujourd’hui, non seulement l’espoir pour des centaines de milliers de nos compatriotes, mais aussi la seule autorité qui a le pouvoir d’empêcher la catastrophe sociale à laquelle une frange importante de nos concitoyens sera confrontée dès le mois de novembre, ainsi que la défiguration irréversible du tissu urbain et social de la capitale libanaise, en cas de mise œuvre de ce texte bâclé. Voilà pourquoi je me permets de vous demander la saisine du Conseil constitutionnel pour changer le cours des événements. »

19 mai 2014. En toute logique et en vertu des pouvoirs qui lui sont conférés, « le président de la République libanaise, (qui a prêté) serment de fidélité à la Nation libanaise et à la Constitution, en jurant par Dieu Tout-Puissant d’observer la Constitution et les lois du Peuple libanais », Michel Sleiman, saisit le Conseil constitutionnel sur la loi de libéralisation des loyers anciens au Liban, à six jours de l’expiration de son mandat car celle-ci n'assure pas la « justice sociale » et viole par conséquent, la Constitution libanaise. Il remet en cause certains articles de la loi, et non la totalité de la loi.

- 21 mai 2014. On apprend par des avocats spécialisés, que cette loi est « illégale » puisqu'elle a été publiée avec 24h d'avance, avant l'expiration du délai d'un mois dont disposait le Président pour la promulguer.

- 23 mai 2014. Dix députés libanais déposent un recours en invalidation devant le Conseil constitutionnel au sujet de la loi de libéralisation des loyers anciens. Ils remettent en cause la totalité de la loi. 

Du côté du 14 Mars, on retrouve : Dory Camille Chamoun (député maronite du Chouf / Parti national libéral), Nadim Bachir Gemayel (député maronite de Beyrouth / Kataeb), Fady Haber (député grec-orthodoxe d’Aley / Kataeb) et Elie Marouni (député maronite de Zahlé / Kataeb). Du côté du 8 Mars, on retrouve : Ziad Asswad (député maronite de Jezzine / Courant patriotique libre), Hagop Pakradounian (député arménien orthodoxe du Metn / Tachnag), Nawaf Moussaoui (député chiite de Tyr / Hezbollah), Elwalid Souccariyeh (député sunnite de Baalbeck-Hermel / Hezbollah), Kassem Hachem (député sunnite de Hasbaya-Marjeyoun / parti Baath), Marwan Fares (député grec-catholique de Baalbeck-Hermel / Parti national syrien).

Il est intéressant de constater que du côté du 14 Mars, trois des cinq députés des Kataeb figurent parmi les signataires, alors qu’aucun des 26 députés du courant du Futur, ni des 8 députés des Forces libanaises, n’a daigné à le faire, en dépit du fait que les communautés chrétiennes et sunnites seront frappées de plein fouet par cette libéralisation sauvage des loyers. Par contre, du côté du 8 Mars, tout le monde ou presque, est représenté. Il est aussi intéressant de noter qu’aucun député druze ou sunnite du 14 Mars ne figure sur cette liste, ce qui s’explique aisément par le fait que la communauté druze n’est pas concernée par cette loi, et que la communauté sunnite est dominée politiquement par le courant du Futur, qui est en faveur de la libéralisation sauvage des loyers au Liban.

Autre fait intéressant, un seul député de Beyrouth, parmi les 19 parlementaires que comptent la capitale libanaise, où la tragédie des locataires anciens se jouera, a accepté de saisir le Conseil constitutionnel au sujet de cette libéralisation sauvage des loyers : Nadim Bachir Gemayel ! Il faut dire que Beyrouth est dominée par le courant du Futur qui est le principal promoteur de la libéralisation des loyers anciens au Liban.

C’est noté. Je pense que les électeurs-locataires de Beyrouth, toutes tendances politiques et appartenances communautaires confondues, s’en souviendront dans l’isoloir le moment venu, de ceux qui les poussent à choisir entre le marteau et la faucille : l’acceptation d’une augmentation de loyer de 1 000 $/mois ou l’expulsion économique des appartements qu’ils louent depuis des lustres.

- 13 juin 2014. Le Conseil constitutionnel informe les Libanais qu’il ne peut pas statuer sur le « fond » concernant la loi de libéralisation des locations anciennes au Liban, car le gouvernement de Tammam Salam n’a pas respecté la « forme » dans la publication de la loi dans le Journal officiel. La meilleure ! En effet, comme les intéressés étaient pressés d’en finir avec cette histoire, ils ont publié le texte le 8 mai, avec 24 heures d’avance, en violation des délais réglementaires fixés par la Constitution. Le problème c’est que les « sages » du Conseil constitutionnel, étaient a priori au courant que le Liban ne disposait plus de président de la République depuis le 25 mai. En renvoyant le texte, ils savaient pertinemment que ce n’est pas le fantôme du président Sleiman qui pourrait ressaisir le Conseil quand le texte sera republié, et qu’à l’avenir il n’y aura plus de recours présidentiel. La décision du Conseil constitutionnel est en soi une violation des règles démocratiques. C’est affligeant !

- 26 juin 2014. Comme c'était prévisible dans un pays nase qui tient à sa réputation, la loi a été publiée de nouveau, comme si de rien n’était, en violation des règles démocratiques les plus élémentaires. Tammam Salam sait que depuis le samedi 24 mai 2014 minuit, nous n'avons plus de Président, et c'est le Conseil des ministres qui hérite des pouvoirs et des prérogatives présidentiels, c'est-à-dire l’institution qui est à l'origine de la loi de libéralisation des locations anciennes. Alors, comment le Conseil des ministres peut-il saisir le Conseil constitutionnel et sur quelle base ? Non mais, quel bordel cette République. Les règles élémentaires démocratiques imposaient au gouvernement de Tammam Salam, la suspension de la procédure de publication de la loi de libéralisation des locations anciennes, en attendant l’élection d’un nouveau président de la République. Mais Tammam Salam, 14 Mars/Futur, est pressé comme les députés qui ont voté ce texte. Il a d’autres priorités et un autre agenda, sachant que des trois hauts personnages de l’État libanais avant la vacance présidentielle, qui avaient le pouvoir de saisir le Conseil constitutionnel au sujet de cette loi -le Président de la République, le Premier ministre et le Président du Parlement- seul le chef de l’État, Michel Sleiman, l’a fait. La vacance présidentielle est aujourd'hui une aubaine pour les défenseurs de cette loi bâclée. On dirait qu'ils ont fait exprès. Lamentable.

- 30 juin 2014. Tout ce qui se passe concernant la loi de libéralisation des loyers anciens est d’une bêtise inqualifiable.  

Sur le plan social, j’en ai parlé en long et en large dans le rapport que j’ai envoyé au président de la République et que j’ai résumé dans un des paragraphes précédents (voir rubrique « Mai 2014 »). Chacun ses valeurs. Vous avez votre Liban, j’ai le mien. Bonne chance les gars ! 

Mais, la stupidité se situe également au niveau politique. Alors que le chef du courant du Futur, Saad Hariri, donne l'impression, à tort ou à raison, qu'il est aux abonnés absents depuis plus de trois ans, avec une côte de popularité en dégringolade, aussi bien dans la communauté sunnite que dans la communauté chrétienne, et que le chef des Forces libanaises, Samir Geagea, donne aussi l'impression, à tort ou à raison également, qu'il s’est enlisé dans la bataille présidentielle et peine malgré deux législatives après la seconde Indépendance, à traduire la popularité de son mouvement en un franc succès électoral, comment les dirigeants, les responsables et les conseillers de ces deux partis politiques du 14 Mars, ne voient-ils pas encore que toute « catastrophe sociale » qui découlerait de la mise en œuvre de cette loi injuste dans quelques mois, et qui concernerait près d’un million de personnes, se transformera en une « catastrophe électorale » pour eux ? 

Continuez à gaver les gens avec les aventures de Sinbad, de Salah el-Dine el-Ayoubé et de Sykes-Picot et les mésaventures du Hezbollah et de Daech dans les dédales du Croissant stérile, alors que le peuple libanais se trouve condamner à choisir entre le marteau et la faucille de cette libéralisation sauvage des loyers : la résignation à payer plus de 1 000 $ de plus à la fin de chaque mois ou l’exode économique dans son propre pays. Chapeau les gars ! Examen de rattrapage pour les députés de tous bords, pour ressaisir le Conseil constitutionnel et invalider cette loi bâclée, le 11 juillet 2014, dernier délai. A bon entendeur, salut !

Réf. 
Michel Sleiman saisit le Conseil constitutionnel sur la loi de libéralisation des loyers anciens car celle-ci n'assure pas la « justice sociale » et viole par conséquent, la Constitution libanaise (Art.229). En annexe, le rapport de Bakhos Baalbaki à Michel Sleiman (Art.228)