jeudi 14 novembre 2013

« 70 ans d’independence » : le déclin d’un pays se conjugue à tous les temps et à tous les niveaux. L’affaire du billet de la Banque du Liban (Art.192)


L'intention est noble. Et pourtant, la fête a été gâchée par cette coquille. On peut regretter tout de même qu’elle ait échappé aux yeux des concernés. Mais, ce qui m’étonne le plus dans ce nouveau billet de banque ce n’est évidemment pas la faute d’orthographe. D’abord, parce que je n’ai jamais été parmi les premiers de la classe ! Estaghfarallah el 3azim. Faire partie de ces intellos, ces fayots ou ces bolos, dans le langage djeune d’aujourd’hui, Dieu merci, ce n'était pas pour moi. Et puis, celle-ci s’explique aisément par le virage anglo-saxon du Liban depuis bien longtemps, hélas, mille fois hélas. Le français devient petit à petit, une langue de salon, la langue de l’intelligentsia et des snobs, alors que l’anglais gagne toutes les couches et les sphères de la société libanaise, y compris la Banque du Liban, à mon plus grand regret. La France est en partie responsable de ce repli, mais c'est une autre histoire. Il est évident que ceux qui ont travaillé sur ce billet sont aujourd’hui plus imprégnés par la langue de Shakespeare, les films hollywoodiens et les fast-foods que par la french touch, la langue de Molière et le french kiss. Enfin bref, « indépendance » s’écrit avec un « e » en anglais. Bassita. Mais, il n’y a pas que cela.

L’autre raison qui devrait pousser votre œil inquisiteur à l’indulgence, c’est le fait que ces grossières erreurs de français arrivent même en France. Selon une étude récente, 90 % des mails des entreprises contiennent au moins une faute d’orthographe. Beaucoup se souviennent aussi, de la circulaire de novembre 2009 d’Eric Besson, le ministre français de l’identité nationale du gouvernement de Nicolas Sarkozy, achtung  baby à « l’identité nationale », qui devait organiser le grand débat sur l’identité nationale justement, elle comportait une demi-douzaine de fautes d’orthographes. Bon, il faut peut-être comprendre par-là, que la maîtrise de la langue française ne fait pas partie de l’identité nationale de la France ! El7aslo. Restons dans le monde politique. Sachez également que l’on a dénombré une demi-douzaine de fautes d’orthographes dans le communiqué de presse de la présidence de la République française, sous Nicolas Sarkozy, publié à l’occasion de la mort de Danielle Mitterrand en novembre 2011. Décidément, il faut croire que ce mois de novembre ne porte pas bonheur !

A propos, tenez, il y a une semaine jour pour jour, tout le monde s’est afféré pour inaugurer une esplanade à Reims, nommée en hommage au 21e président de la République française, François Mitterrand. 14 ans de règne, donc vous pouvez imaginer combien de fois son nom a été cité et lu. Tout le monde sait que « Mitterrand » prend deux « t » et deux « r », c’est facile à se rappeler, sauf les services de la voirie de Reims. La honte c’est que la faute viendrait de la mairie et non de la voirie. Rajoutez à cela que la capitale du champagne et le chef-lieu de la Champagne-Ardenne est dirigée par des socialistes, les héritiers de François Mitterrand, vous pouvez imaginer l'ampleur de ce petit scandale.

Toujours est-il, le nouveau billet de 50 000 LL émis par la Banque du Liban n’est pas un chef d’œuvre. On est bien d’accord. Mais bon, ce n’est pas non plus une catastrophe. Il devait être mis en circulation le 22 novembre pour commémorer le 70e anniversaire de l’indépendance du Liban de la France, qu’au moins 1,75 million de Libanais regrettent amèrement aujourd’hui. Ah mince, elle est peut-être là, la raison de la bourde ! Tout n’est pas mauvais dans ce billet, quand même. Il y a trop de couleurs (mais ça passe). J'aime bien le palais de Bchamoun au recto (pour ce qu’il représente sur le plan national), ainsi que l’esthétique de l’écriture arabe (masrif lebnan, khamsoun alf lira), le clin d’œil à l’hymne national (ba7rouhou, barouhou) et le « drapeau de l’indépendance » du verso (l’acte de naissance du Liban où figurent les signatures des hommes de l’indépendance). A l’heure où les « chiffres arabes » (qu’on utilise dans les pays occidentaux: 0, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9), envahissent tous les médias libanais d'expression arabe, il faudrait rendre hommage aux services de l’État libanais qui continuent contre vents et marées, à utiliser les « chiffres arabo-indiens » (qu’on utilisait autrefois au Liban ; les chiffres de mon enfance: ٠، ١، ٢، ٣، ٤، ٥، ٦، ٧، ٨، ٩). Il faut quand même rappeler aux médias libanais d'expression arabe, qu'il y a deux décennies, maxi trois, les chiffres arabes n'étaient utilisés que par le Parti Social-Nationaliste Syrien (el hezb souré el 2awmé el ejtimé3é) ! Alors, de grâce, qu'ils reviennent aux « chiffres arabo-indiens » qui s’associent élégamment et harmonieusement avec l’écriture arabe.

Hélas, le reste du billet relève d’un graphisme enfantin, surchargé et de très mauvais goût, sur lequel il est inutile de s’étendre. Tout le contraire de ce que nous avions autrefois comme le montre ce majestueux billet de 100 livres libanaises (LL). Les pompons de la laideur dans le nouveau billet de 50 000 LL: le choix des fontes (en français et certaines en arabe), la multiplication des fontes (il y en a sept types en arabe !), le drapeau moderne (recto, en haut, à droite) et l’affreux hologramme géométrique du cèdre vert (recto et verso). Ce qui me révolte le plus, ce n’est pas tant ce travail graphique enfantin, que de m’apercevoir que cette mésaventure apporte une preuve de plus du déclin du Liban. Ce billet est moche, mais il est dans l’air du temps. Il colle parfaitement avec ces immeubles laids qui poussent comme des champignons un peu partout au Liban, même et surtout, dans les quartiers soi-disant huppés de la capitale, au Centre-Ville, à Achrafieh comme à Verdun. Et puis, qu’est-ce qu’on s’imagine, on oublie qu’il existe un principe qui gère tous les phénomènes sur Terre : c’est le principe de cohérence.

Dans un Etat où l'on assiste à la destruction de l'atmosphère convivial (dégradation de la cohabitation inter-communautaire, islamophobie, christianophobie, racisme, exploitation, appât du gain, obsession de l'argent, insécurité ambulante, règne des milices, stress du travail, des embouteillages, des doubles factures, des interminables chantiers, etc.); des valeurs humaines (refus de soins, trafic d'organes, frais de scolarité et d'université exorbitants) ; de l'héritage démocratique (assassinats politiques, appauvrissement des débats politiques, Parlement autoprorogé, gouvernement démissionnaire, vacance présidentielle en perspective, loi électorale archaïque, limitation des libertés individuelles, censure omniprésente, intimidation); du patrimoine immobilier (démolition systématique des anciennes bâtisses de Beyrouth, du littoral et de la montagne, pour construire des résidences hideuses et des maisons grotesques de nouveaux riches ; des biens culturels (abandon des sites archéologiques libanais, destruction de l’ancien hippodrome romaine de Beyrouth, destruction du port phénicien de Beyrouth) ; des atouts naturels (bétonnage du littoral, défiguration des paysages par les carrières de sable et de pierre, défiguration des alentours de la forêt des Cèdres à Arz pour le mariage d’un fils à papa, multiples violations dans la vallée sainte de Qannoubine, infâme déchetterie de Saïda, infecte fleuve de Beyrouth) ; de l'environnement (abattage massif des forêts pour construire de la laideur sur des terrains défraichis et se chauffer avec le bois récupéré, mutilation des arbres d’alignement des trottoirs de Beyrouth pour en faire de ridicules boules décoratives, transformation de 2/3 du sous-sol du jardin de Geitawi à Achrafieh en parking) ; de la faune (chasse hystérique des espèces locales et des oiseaux migrateurs, comme l’aigle de Bonelli, une espèce méditerranéenne menacée, pris pour un aigle espion israélien ; aménagement d’une plage réservée aux femmes sur le littoral de Tyr qui empêchera les tortues de mer de se reproduire là où elles sont nées) ; j’en passe et des meilleures, alors franchement, comment peut-on s’étonner après que notre pays imprime un billet de banque aussi nase, alors que nous avions de véritables œuvres d’art jadis ?

Pas de doute, le déclin d’un pays se conjugue à tous les temps et à tous les niveaux, et ce ne sont pas les rooftops qui le compenseront ! De la politique à l’immobilier, ainsi qu’aux créations littéraires, artistiques, médiatiques et monétaires, tous les secteurs peuvent être affectés. Je ne sais même pas pendant combien de temps nous autres résistants, nous pourrons encore résister? Comment voulez-vous que je sache, alors que je ne suis pas très sûr que même notre héritage culinaire échappera à ce déclin. I n'est pas exclu que l'on soit amenés à lancer un SOS bientôt : « Il faut sauver le tabboulé libanais ». Préserver la tradition est aujourd’hui quelque chose de honteux pour certains, qui voudraient tout moderniser, même le hommous. Est-il acceptable d'avoir du mal à manger un bon hommous au pays du hommous ? Wlé maa2oul ! La protection de notre patrimoine est l’affaire de tous, et pas seulement celle de l’État. Wayniyé el dawlé, ne doit pas servir d’excuse pour échapper à l’auto-questionnement : que puis-je faire pour protéger notre patrimoine, inverser la tendance, stopper ce déclin et élever le niveau général ? A trop vouloir attendre l’État libanais, un jour, il sera déjà trop tard.

Post-scriptum

D’après le gouverneur de la Banque du Liban, Riad Salameh, le mot « indépendance » a été correctement orthographié. La faute relevée sur le billet reviendrait plutôt à l’imprimeur. Avouez que nous avons là, une bien curieuse explication !

Non seulement, on ne sait pas par quelle voie mystérieuse le fichier envoyé par la Banque du Liban à l’imprimeur anglais, a pu être modifié sans autorisation, ce qui constituerait une faute grave de la part de l’imprimeur, mais en plus, tout client d’une imprimerie, même d’un « Copy center », sait que la procédure d’usage prévoit dès la réception du fichier numérique une sortie papier que l’imprimeur envoie à son client, pour « correction » justement. Cette copie temporaire du document final, doit être retournée à l’expéditeur, corrigée, datée et signée. Sans la mention « Bon à tirer », apposée sur la copie, aucun imprimeur dans ce monde, aussi insouciant et incompétent soit-il, ne met ses rotatives en marche pour exécuter la commande de son client. Vous pensez bien, dès qu’il s’agit d’argent, personne n’est fou. Surtout s’il faut imprimer le document à 50 000 exemplaires ! Il est clair que le gouverneur de la Banque du Liban a présenté au peuple libanais une excuse bidon pour couvrir des fonctionnaires qui n'ont pas fait leur boulot de contrôle et des artistes qui étaient manifestement en mal d'inspiration.


En tout cas, Riad Salameh a décidé quand même de mettre en circulation le billet en question, comme prévu le 22 novembre. Sur ce point, je suis entièrement d’accord, j'approuve sans réserve cette décision. Détruire ces billets, maintenant qu’ils sont imprimés, ne sert pas à grand-chose. A part gaspiller l’argent public ! Pourvu que le gouverneur financier ait tiré les leçons de cette mésaventure. Riad Salameh est un brillant économiste reconnu, élu à de multiples reprises et par divers magazines comme meilleur gouverneur de banque centrale au Moyen-Orient, mais pas nécessairement un bon graphiste. Encore une fois, ce n’est pas tant la faute d’orthographe qui est la plus gênante dans cette histoire, mais la qualité esthétique de ce billet. Sans l'ombre d'un doute, la Banque du Liban peut faire mieux. Elle l'a longtemps prouvé dans le passé. A bon entendeur, salut !