mardi 19 février 2013

Beirutopia ou le rêve délirant de l’ambassadeur britannique à Beyrouth ! (Art.115)


Il semble que les diplomates détestent faire des prédictions car ils n’aiment pas se tromper. Et pourtant, Tom Fletcher a fait une exception à la règle. Sans doute en toute connaissance de cause, contrairement à certains de nos perles politiques et médiatiques, qui continuent de nous alimenter le plus sérieusement au monde avec leurs analyses conjoncturelles, malgré leurs antécédentes prévisions foireuses à la Maya. Enfin, si vous voulez rêver un peu, ou délirer beaucoup, en toute connaissance de cause aussi, et surtout à vos risques et périls, dans la joie et la bonne humeur, ce qui suit vous intéressera surement.

En poste à Beyrouth depuis août 2011, l’ambassadeur « of her Majesty the Queen » s’est demandé ce que son successeur écrirait dans son rapport suite aux célébrations du 100e anniversaire du Liban en 2020. Le hasard a voulu que ce diplomate soit par ailleurs co-fondateur d’un think tank dénommé justement, 2020. Une prédestination ! Eh voilà ce que ça donne, « Beirutopia », un article aussi étonnant que touchant, une vision optimiste, enthousiaste et fantastique, que je tenterais, en bon Libanais que je suis, incorrigible comme je peux l’être, de saupoudrer d’un pragmatisme sarcastique, et je prie son Excellence de m’en excuser pour cette liberté que je m'autoriserai.

Dans le monde imaginaire de Tom Fletcher, les camps du 14 Mars et du 8 Mars n’existent plus, ils n’ont que deux députés (à supposer qu’il s’agit un de chaque, alors je présume que ce sont respectivement Nayla Tuéni, qui est à sa première apparition publique après 11 années de black-out et Abbas Hachem, fossilisé dans le marbre du Parlement ; békél el a7wél, baddoun yéchoufo el chabeb chou baddoun ya3mlo, et please, qu’un(e) volontaire se charge de prévenir Gilberte Zouein, le Parlement libanais n’est pas une maison de retraite, on ne pourra plus l’accueillir après 2021!); ce qui divise les partis politiques libanais en 2020, c’est le devenir des revenus du gaz car la manne financière du gaz-offshore est importante (ne me demandez pas pourquoi mais cette prédiction me laisse supposer que Nabih Berri est toujours à la tête du Parlement et Walid Joumblatt rode place de l’Etoile); « One Lebanon », un parti de centre-gauche, voudrait verser les dividendes du gaz au peuple libanais (après le prélèvement d’une commission, naturellement); « One Nation », un parti de centre-droit, souhaite conserver un fonds souverain (dont le fond est troué, évidemment); le confessionnalisme politique n’existe plus nulle part (ni dans la Constitution ni au Parlement ni dans les administrations, il est bien refoulé dans les esprits, eh oui, « cachez-moi ce confessionnalisme que je ne saurai voir »!) et le Sénat est créé (ah ça oui, puisqu’il y a des salaires à vie !); la majorité des députés de la Nation est en dessous de 40 ans (quand on voit certains novices de la politique s'exprimer en 2013, il n'y a pas de quoi se réjouir); nous avons une femme élue comme présidente de la République, mariée civilement de surcroit, avec quelqu’un d’une autre confession, « a partner » nous dit Tom sans plus de précisions (cela prête à sourire sachant qu’actuellement le sex-ratio est de 124/4 au Parlement et 30/0 au gouvernement! ; en tout cas, il y a donc 4 obstacles à surmonter, mais bon, bé 7éq lal kétib yalli ma bé7é2 laghaïro, et une fois surmontés, on ne sait pas si le jeune ambassadeur a poussé le délire jusqu’à imaginer un couple de lesbiennes à la tête de l’Etat libanais dans la mode du « mariage pour tous » adopté par l'Europe!) ; les expatriés reviennent en masse (pourvu que les producteurs iraniens et les réalisateurs hezbollahi renoncent à la « La Victoire divine 2 » d’ici là!); la renaissance culturelle est notable (qu’importe si la censure sévit gravement encore de nos jours et si l’alcool est interdit dans certaines régions libanaises!); on s’occupe mieux des vestiges archéologiques (ah ha, à vrai dire on ne sait pas si c’est une « latché massmoumé » pour le ministre de la Culture, Gaby Layoun, pour son talibanisme moderne, ou une simple généralité !) ; les générateurs électriques ont disparu (une rigolade, sachant qu’en dehors de Beyrouth, et selon les régions, 40 à 70% de l’électricité produite est volée ou non payée!); un accord de paix est signé en 2015 entre tous les pays de la région, Liban, Syrie, Palestine, Iran et Israël et lors de cette cérémonie l’ambassadeur israélien fut placé selon le protocole à côté de l’iranien (c’est c’là oui ! et Bakhos Baalbaki n’a pas pu assister à la cérémonie car il présidait le Conseil de Sécurité des Nations-Unies !); la Syrie est en pleine reconstruction, le nouveau président syrien participe même à la cérémonie (comme si un inchallah suffisait !); l’Etat de Palestine a enfin vu le jour et nombreux réfugiés palestiniens du Liban sont rentrés chez eux (c’est beau de rêver et ça ne coute pas cher); les circuits touristiques des agences européennes permettent aux Occidentaux de visiter le Liban, la Palestine, la Syrie et Israël lors du même voyage (et du coup les compagnies aériennes sont surbookées jusqu’en 2025); beaucoup de pèlerins libanais, chrétiens et musulmans, se rendent à Jérusalem (info que les journaux libanais n'ont pas jugé utile de rapporter ; peut-être parce que les pèlerins pourraient revenir atteints du « syndrome de Jérusalem », se prenant pour des messies; et pourtant, beaucoup se croyaient l'être déjà avant d’y aller !); sayyed Hassan Nasrallah a renoncé à la violence et privilégie désormais les intérêts du Liban par rapport à ceux de tout autre pays (Tom Fletcher ne précise pas le « tout autre pays », sans doute les Etats-Unis n'est-ce pas?); les miliciens du Hezbollah sont intégrés dans la garde nationale et font même, tenez-vous bien, des missions de paix sur d’autres continents (on rit jaune avec une info qui fera surement très plaisir aux Bulgares, ça les consolera pour le passé et les rassurera sur l’avenir !).

Et ce n’est pas tout. Le zénith de cette envolée (dé)lyrique, se trouve dans l’arrivée remarquée du successeur de Tom Fletcher à cette cérémonie exceptionnelle pour le 100e anniversaire du « Grand Liban ». L’ambassadeur britannique s’est rendu en train SVP, car « Beyrouth possède maintenant le premier centre-ville sans voiture ». Vous n'êtes absolument pas drôle Mister Fletcher, mais j'adore !

La lettre se termine évidemment par une note humoristique, digne de tout anglais qui se respecte : « Ce fut un plaisir de voir mon prédécesseur Tom Fletcher remporter le 100m et 200m aux Jeux Olympiques de cette année ».

Voilà ce qu’il en est mes cher(e)s compatriotes. Qu’importe ce qui se passera en 2020. Aujourd’hui, je ne peux que me réjouir de cette chance pour les Libanais d’avoir un ambassadeur comme Tom Fletcher en poste à Beyrouth. Entre parenthèses, je vous prie sincèrement cher(e)s ami(e)s de me pardonner pour ce ton sarcastique et de m'excuser de douter autant de l’avenir de notre bien-aimé Liban, mais je considère qu’une patrie qui n’est même pas fichue de permettre à ses enfants expatriés de voter aux élections dans les ambassades de leurs lieux de résidence, 70 ans après son indépendance, sera forcément incapable de réaliser 10% de ce que prévoit avec enthousiasme Tom Fletcher, le sympathique ambassadeur du Royaume-Uni au Liban.

Enfin, sachez que Tom Fletcher a répondu personnellement à tous ceux qui ont commenté son article sur son blog. Une leçon d’humilité qui forge le respect et devrait inspirer nos propres diplomates dans le monde. Et pas que les diplomates d’ailleurs, l’autisme de certains personnages et figures publiques, est affligeant dans notre pays. Hélas, les ambassades et les consulats du Liban dans le monde sont pour un grand nombre de Libanais des lieux inhospitaliers. Alors, avant d’envisager ouvrir 35 nouveaux consulats, le Premier ministre libanais, Nagib Mikati, et le ministre libanais des Affaires étrangères, Adnan Mansour, feraient mieux d’améliorer l’accueil des expatriés dans ces « mini-pays du Cèdre », afin que ces Libanais de l’étranger sentent que « somebody cares » et que leur gouvernement ne les aiment pas uniquement pour l’argent qu’ils injectent dans l’économie libanaise.

Note Bene : La mauvaise nouvelle en 2020 c’est que d’après Tom Fletcher, le Sky Bar est toujours là !


Réf.